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Textes & prétextes

  • Meunier chez Rops

    Le sculpteur Constantin Meunier (1831-1905) était aussi peintre, comme l’a rappelé une belle rétrospective à Bruxelles il y a une dizaine d’années. A Namur, le musée Rops lui consacre une exposition temporaire : Constantin Meunier. La genèse d’une image (jusqu’au 7 septembre). Meunier a rencontré Félicien Rops (1833-1898) à l’Atelier Saint-Luc à Bruxelles et ils se sont retrouvés par la suite dans diverses associations artistiques.

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    Constantin Meunier, Le retour des mineurs, s.d., huile sur toile, 151 x 233 cm, Bruxelles, MRBAB
    (Un détail du trio central figure à l'affiche de l'exposition du musée Rops, où cette grande toile est exposée.)

    Artiste réaliste, Meunier « a marqué son époque en donnant une voix au monde ouvrier et en mettant en avant la noblesse du travail » (dépliant de présentation). Vers la fin des années 1870, il se met à peindre des scènes sociales, à dessiner la vie ouvrière – on en tirera des estampes – et aussi à illustrer des œuvres littéraires. Il influence d’autres artistes, également exposés ici.

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    Constantin Meunier, La descente des mineurs, s.d., huile sur toile, Bruxelles, MRBAB

    Dans la première salle, les œuvres témoignent des conditions du travail à la mine, rendent les couleurs sombres des charbonnages, comme dans sa spectaculaire peinture Descente des mineurs. Son fils Karl Meunier est l’auteur d’une eau-forte d’après Le Grisou, pour l’album Au pays noir. On verra plus loin un petit plâtre, d’une collection privée, d’après cette terrible sculpture d’une femme penchée vers son fils étendu, retrouvé parmi les morts (visible aux MRBAB).

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    Maximilien Luce, Les Bords de la Sambre, 1896, huile sur toile, 69,8 x 91,4, Bruxelles, MRBAB

    Parmi les artistes influencés par Constantin Meunier, qui joue un rôle important dans le renouveau artistique de son époque, beaucoup sont également fascinés par ce monde de la mine et les paysages industriels. Maximilien Luce peint Les Bords de Sambre avec leurs cheminées et leurs fumées. Karl Meunier grave un paysage de terril d’après une peinture à l’huile de son père.

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    Constantin Meunier, Autoportrait, huile sur toile, 1885, Bruxelles, MRBAB

    Pour son autoportrait de 1885, Constantin Meunier a choisi de se montrer devant le paysage de cette région, le pays noir. Sa Tête de paysan, gravée directement sur une plaque de cuivre, frappe par sa force expressive. Il a gagné le premier prix du journal L’Artiste avec Tête de femme de profil. D’autres estampes signées « C. Meunier » ont été gravées par son frère Jean-Baptiste Meunier. Sur une affiche lithographique réalisée pour les chemins de fer belges, un débardeur debout (travailleur du port d’Anvers) figure à l’avant-plan, sur quasi toute la hauteur, sous le nom ANTWERP, en lettres capitales.

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    Constantin Meunier, Tête de paysan, 1875, eau-forte sur papier,
    Namur, Musée Félicien Rops

    Meunier est aussi illustrateur. Notamment pour Un mâle, roman de Camille Lemonnier qui a fait scandale à sa parution en 1881. Meunier a réalisé un portrait très vivant du romancier à l’aquarelle, prêté par le musée d’Ixelles (dont la rénovation devrait se terminer l’an prochain). On découvre d’autres dessins au fusain pour Le Mort de Lemonnier, comme L’ombre de Hein qui hante Balt et Bast (ses meurtriers) ou La Glèbe, sujet qu’il reprendra dans un haut-relief en bronze. Un des atouts de l’exposition, c’est de montrer les variantes sur un même sujet et dans des techniques différentes.

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    Constantin Meunier, L’ombre de Hein qui hante Balt et Bast, maquette pour Le mort,
    vers 1902, fusain sur papier, Bruxelles, MRBAB

    Meunier revient à la sculpture vers 1885. Dans la salle du rez-de-chaussée où se dressent quelques beaux bronzes – Le Marteleur, Le Débardeur, Hiercheuse appelant… – sont exposées des gravures qu’ils ont inspirées à d’autres artistes du dix-neuvième siècle, parmi lesquels Auguste Danse, son beau-frère. Bonne idée d’afficher un « Lexique » caractérisant ces termes d’autrefois (débardeur, grisou, hiercheur, puddleur, marteleur, glèbe) dont nous ne connaissons pas toujours la signification précise.

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    Constantin Meunier, Hiercheuse appelant, Le Marteleur, Le Débardeur, sculptures en bronze (vue partielle) 

    Meunier ne s’est pas engagé politiquement, mais son œuvre révèle son soutien à la lutte ouvrière. Steinlen s’est inspiré de lui pour les lithographies de l’album Les gueules noires d’Emile Morel, « publié par un hebdomadaire français de tendance anarcho-syndicaliste » en 1896 (Dossier de presse).

    Centrée sur l’image, cette facette méconnue de l’œuvre de Constantin Meunier, l’exposition restitue tout un monde. « Il a affirmé qu’il avait beaucoup de compassion pour ces ouvrières et ces ouvriers, pour toutes ces personnes qui étaient exploitées. Et sur base de ce constat, on peut faire deux choses. On peut montrer la souffrance, les traces d’exploitation sur le corps, dans un moment de vérisme ou de naturalisme, ou on peut rendre justice d’une autre manière, en glorifiant le travail et en présentant ces personnes comme des êtres qui sont dignes et beaucoup plus philosophes d’une certaine manière. Cette seconde manière est celle que Constantin Meunier va privilégier » (Filip Dorssemont, commissaire de l’exposition).

  • Deux vertus encore

    Ossola Les vertus communes.jpgL’été a déjà bien ralenti le rythme des blogs et/ou des commentaires. Comme chaque année, la belle saison nous appelle au plein air, à la détente, aux rencontres : « Aller, venir, ouvrir nos yeux, nos oreilles, rêver… » (Plumes d’anges). Quoi qu’il en soit, les billets d’été comme ceux d’hiver restent disponibles en ligne et trouvent parfois de nouveaux lecteurs occasionnels, en plus de fournir à celles ou ceux qui les ont rédigés une mémoire externe facile à consulter pour rafraîchir ses souvenirs, n’est-ce pas ?

    Avant de refermer pour de bon l’essai de Carlo Ossola divisé en douze chapitres, soit « douze stations pour devenir un peu plus humains » (titre de l’introduction), voici deux vertus encore. Après l’affabilité, la discrétion, la bonhomie, la franchise, la loyauté, la gratitude, la prévenance, l’urbanité, la mesure et la placidité, place à la constance et à la générosité.

    La constance

    XI. « La constance que je préfère est la roue du potier*, le tour que font les mulets autour de la meule, le balancement des bras qui fauchent l’herbe, la cantilène pareille à une ritournelle, le charretier en route : « Et en chantant, sur une triste mélodie, / Le charretier salue la dernière blancheur / De la lueur fuyante / Qui l’avait guidé, chemin faisant » (Leopardi, Le Coucher de la lune) ; tout ce qui, à une cadence silencieuse, assure la durée de l’être humain ; nihil novi sub sole, notre seule éternité. »

    Carlo Ossola, Les vertus communes

    * allusion à une réflexion d'Italo Calvino citée juste avant (dans une lettre à Primo Levi)

    La générosité

    XII. « Mais il existe un personnage qui réunit en soi toutes les générosités, et bon nombre des petites vertus que nous avons examinées jusqu’à présent (de la bonhomie à la prévenance, de l’affabilité à la constance), c’est Geppetto dans Pinocchio de Carlo Collodi. »

    Ossola La vie simple.jpgCarlo Ossola l’explique en quelques pages à la fin des Vertus communes (2019). Dans ce petit volume dont j’ai partagé ici des bribes apéritives, les auteurs latins et italiens abondent, mais il y en a beaucoup d’autres.

    Ce dernier chapitre, par exemple, s’achève sur des paroles de chanson, The Stranger Song de Leonard Cohen, et un film, John McCabe, « scandé par ce refrain ».  

    Merci à celles et ceux qui ont pris le temps de réagir ici aux propositions de cet essai intéressant. Avis aux amateurs : je découvre un peu tard sur le site des Belles Lettres que Carlo Ossola a repris et complété son sujet en 2023 dans La Vie simple, Les vertus minimes et communes : douze vertus « pour soi » et douze vertus « pour les autres ». Parmi celles-ci, l’extrait à lire en ligne porte sur le tact et l’ironie.

     

  • La placidité

    X. Parmi les douze vertus choisies par Carlo Ossola, la placidité est celle à laquelle je m’attendais le moins, doutant même, en mon for intérieur, qu’elle en soit une. L’auteur la définit comme « l’équilibre, pleinement atteint, de la maîtrise de soi […] au-dessus des passions, des ambitions, des désirs, des rivalités, des emportements. »

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    Massimo d’Azeglio, La vie au lac avec un bateau (Wikimedia)

    « Ce n’est pas seulement une vertu humaine, mais un aspect du cosmos organisé par le divin, qui repose sur la paix de la beauté […] », continue-t-il, citant à l’appui Lucrèce, Cicéron, Erasme et d’autres. Je préfère reprendre le dernier paragraphe de ce chapitre, pour son actualité, bien que le passage cité par Ossola date de… 1861.

    « Ainsi de nos jours. En dépit du monde violent et déclamatoire qui vient à notre rencontre, je demeure placidement confiant, avec Massimo d’Azeglio : « Le métier de charlatan politique devient chaque jour plus difficile. Les vieilles ruses qui servaient à conduire les peuples, les joujoux de leur enfance, de même que les épouvantails de leur vieillesse, sont désormais inutilisables […]. Et, de fait, les partis extrêmes, qui ne profitent que de l’enfance ou de la décrépitude des peuples, sont hors d’eux-mêmes, en proie à l’égarement, et jamais leur agitation n’a été plus convulsive qu’aujourd’hui. » Certes, il faudrait que les peuples s’exercent à mûrir… »

    Carlo Ossola, Les vertus communes

  • Un ballon

    Zalapi Ilaria couverture.jpg« Papa et Grand-Mère se disputent tout le temps. Les sujets : la facture astronomique de l’hôtel de Rome que Papa n’a jamais payée, le montant des factures de téléphone et le whisky. Et pourquoi tu ne cherches pas un travail ? Pourquoi tu ne sors pas avec Ilaria ? Tu comptes faire quoi de cette enfant ? Elle pourrait prendre des cours de tennis… Et l’école ?
    Je suis devenue un ballon de football entre eux. »

    Gabriella Zalapì, Ilaria

    ou la conquête de la désobéissance

  • Ilaria, huit ans

    Gabriella Zalapì a intitulé son roman Ilaria d’après le prénom de sa narratrice, une fillette de huit ans, et ajouté « ou la conquête de la désobéissance ». Ce récit d’enfant à la première personne rejoint un souvenir de lecture marquant, avec une héroïne un peu plus âgée, Ellen Foster de Kaye Gibbons. Il a reçu le prix Femina des Lycéens en 2024.

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    © Alice Frey, Fillette et chien

    En mai 1980, Ilaria attend sa sœur Ana pour rentrer de l’école à la maison ; elle aime se suspendre à la barre en position « cochon pendu », elle admire Nadia Comaneci (La petite communiste qui ne souriait jamais). Mais « la voix de Papa » la surprend : « Le programme a changé. » Une fois par mois, depuis la séparation de ses parents et l’installation de son père à Turin, ils se retrouvent à quatre au restaurant Chez Léon. Sa mère et sa sœur les rejoindront sur place.

    Mais au lieu d’y aller, voilà que son père arrête la voiture près d’une cabine téléphonique où elle l’entend parler fort. Puis il lui annonce que sa mère « a changé d’idée » et qu’ils vont passer le week-end ensemble, Ilaria et lui. Tunnel du Mont-Blanc, passage de la frontière : il l’emmène à Turin. En découvrant sa chambre, elle reconnaît des draps aux motifs de tournesols qu’ils avaient à Florence – « Deux ans et pourtant j’ai l’impression que cela fait des siècles que Maman, Ana et moi avons emménagé en Suisse. » Elles habitent Genève.

    A Turin, dans un magasin de jouets, il lui laisse se choisir un nounours – il s’appellera « Birillo » – et une poupée pour sa sœur. « A huit ans, je suis une enfant taciturne, docile, plutôt maigrichonne. » La fillette ne se plaint pas quand son père la laisse seule à l’appartement, il a toujours des coups de fil à donner au bar, il n’a pas d’emploi.

    Puis ils reprennent la route, il continue à s’arrêter aux cabines téléphoniques ou bien à la poste, d’où il envoie des télégrammes à la maman d’Ilaria, rassurants (« la petite va bien ») et plaintifs (« je désire entendre ta voix »). Il voudrait que leur vie recommence comme avant. Dans les bars, il lui faut un whisky (son « médicament ») et des cigarettes. La fillette ne sait pas où ils vont. Dans les petits hôtels où ils passent la nuit, elle déteste les soirées au comptoir où son père a toujours des tas d’histoires à raconter et les chambres impersonnelles et froides.

    Très vite elle remarque ses mensonges, les professions qu’il s’invente. Il veille à sa propre élégance et, ne sachant quoi lui acheter, la confie à une vendeuse dans un grand magasin : « Ilaria a besoin de tout, y compris d’un costume de bain. » Quand ils entendent à la radio l’annonce d’un attentat en gare de Bologne, son père décide d’éviter les grands axes, les barrages de police – « Ta mère nous cherche. […] Tu ne veux pas que j’aille en prison ? » Il l’emmène au bord de la mer Adriatique – « dix jours de vacances ».

    « On rentre quand ? » Son père esquive la question, critique la mère qui a changé, qui s’est enfuie en Suisse avec ses filles sans un mot. Ilaria se souvient de leurs disputes, des cris, et ose lui répondre : « A moi, Maman me manque beaucoup. » Arrêts dans les Autogrills, puis à nouveau sur la route. « Plus nous nous éloignons de Genève, plus j’ai le sentiment d’avancer les yeux fermés dans un couloir. »

    Dans un bar de Trieste, un homme a montré sa montre au père, il avait oublié la sienne dans un train. Aux objets trouvés de la gare, il a eu l’embarras du choix, sans difficulté. Le père n’hésite pas à faire de même, donnant un faux nom ; il s’arrête dans les gares, embobine les employés, choisit des objets perdus qu’il pourra revendre facilement. Ils dorment désormais dans des hôtels trois étoiles, Ilaria commence une collection de savonnettes.

    Plus le temps passe, plus la fillette plonge dans ses souvenirs avec sa mère, avec sa sœur. Elle aurait tant voulu passer Noël avec elles ! Mais son père n’a aucune intention de la ramener à Genève et la confie tantôt à l’un, tantôt à l’autre, la met dans un pensionnat, puis la conduit chez sa grand-mère, en Sicile. Un jour Ilaria, bien qu’elle craigne les colères de « Papa », osera lui tenir tête, un jour cette fuite prendra fin.

    Le roman de Gabriella Zalapì réussit à tenir le point de vue d’Ilaria tout du long, dans une succession de fragments et de blancs : « Souvent, j’utilise des blancs, et c'est vraiment une façon de laisser une place physique à une respiration, à l'autre, au silence. » (Geneviève Simon, LLB) La fillette observe, entend, souffre, apprend : « l’enfance, prise dans l’impuissance face aux adultes et à leurs passions délirantes, possède pourtant une puissance de vie incommensurable » (Gabrielle Napoli, EaN).